Bonsoir à tous,
Ce matin, l’historien Johann Chapoutot s’est exprimé sur le site Au Poste dans un long entretien sur l’actualité politique. Questionné sur l’antisémitisme à gauche, il a répondu un peu confusément ce qui suit :
“De quelle gauche s'agit-il quand on parle des antisémites de gauche à la fin du XIXe siècle? Parce que c'est à ce moment-là que ça se cristallise, dans un contexte de dépression économique dans les années 1890-1990, des gens qui développent ce que certains appelleront le socialisme des imbéciles, c'est-à-dire taper sur les juifs en prétendant taper sur les capitalistes, alors que la quasi-totalité de la population juive en Europe à cette époque est plus misérable que millionnaire, ça c'est très clair. Donc voyons qui sont ces gens-là qui utilisent l'antisémitisme contre le capitalisme. Ce sont des gens qui ne sont pas des universalistes, ni des internationalistes, ce sont des socionationaux.”
“Donc lorsqu'on est vraiment de gauche, parce que ces gens-là ne sont pas de gauche, la gauche est par définition, elle est universaliste, elle est internationaliste, elle est humaniste et elle épouse le genre humain. elle est humaniste et elle épouse le genre humain. Lorsque l'on est vraiment cela, les notions de racisme, d'antisémitisme, de sexisme n'ont absolument aucun sens. C'est une révulsion physique, c'est un dégoût physique.”
Ces propos sont en contradiction avec la plus minimale connaissance sérieuse de l’histoire d’une tradition antisémite de gauche, depuis La Question juive de Marx jusqu’à l’antisionisme viscéral et vociférant de LFI aujourd’hui, en passant par Proudhon, Toussenel, Fourier, Drumont, Paul Faure et tant d’autres.
Il s’agit de la part de Chapoutot d’un grave manquement à la probité historiciste, sans compter que sa jobarderie humaniste prête à rire au XXIème siècle…
Les abonnés ont accès en bas de ce post à l’essai de Michel Dreyfus consacré à la question: L'antisémitisme à gauche. Histoire d'un paradoxe, de 1830 à nos jours, 2011, dont voici un compte-rendu par Laurent Joly1 (source ; les notes en bas de page sont de moi):
Depuis le début des années 2000, une opinion, portée par quelques intellectuels médiatiques, s’est répandue dans la communauté juive : les forces de gauche, supposées hostiles à Israël, seraient responsables de la montée de l’antisémitisme en France. Michel Dreyfus examine avec probité les liens entre la gauche française et l’antisémitisme de 1830 à nos jours. À l’heure actuelle, analyse-t-il, « l’antisémitisme à gauche » relève d’une « haine imaginaire ». Mais la sensibilité par rapport à la Shoah et une certaine droitisation de la communauté juive exacerbent les passions à l’égard de toute critique d’Israël – alors même que le discours antisioniste est, depuis les années 1980, beaucoup plus modéré qu’il ne l’était naguère chez les gauchistes et autres anarcho-révolutionnaires2. Pour autant, la gauche française n’est pas prémunie par nature contre l’antisémitisme. À certains moments de son histoire, elle a alimenté les préjugés contre les juifs et n’a pas toujours su s’opposer aux campagnes de haine.
L’auteur distingue cinq phases. Dans les années 1840, ce sont des penseurs socialistes qui mettent en forme le mythe du juif banquier, « roi de la finance » et exploiteur. Des socialistes utopiques (Fourier, Toussenel, Leroux, etc.) aux blanquistes, en passant par l’école proudhonienne, toutes les sensibilités de la gauche française de l’époque sont marquées, à des degrés divers, par un imaginaire judéophobe qui puise dans la culture catholique et se signale par une méconnaissance totale des conditions de vie réelles des juifs (le prolétariat juif est ignoré, et l’idée que tous les juifs sont des financiers et des capitalistes constitue une croyance fortement enracinée). Cet antisémitisme de gauche a une visée programmatique. Avant Toussenel, Fourier propose ainsi de revenir sur l’émancipation des juifs et de réglementer leur activité économique. Jusqu’à la Grande Guerre, des économistes socialistes, médiocrement marxistes, donnent dans l’antisémitisme – ainsi, Regnard, Delaisi ou Louzon.
À partir de la deuxième phase – l’antisémitisme racialiste-nationaliste des années 1880-1890 –, la haine du juif n’est plus portée par la gauche et n’est plus partie prenante de son programme. Mais le mouvement ouvrier n’est pas épargné par les préjugés de son époque et demeure sensible à un certain antisémitisme social. Même l’approche racialiste a ses partisans, comme Regnard à La Revue socialiste. Surtout, pour Vallès, comme pour d’autres, la « question juive » est liée à la « question sociale ». Dans La France Juive, Drumont attaque les juifs, certes, mais il s’en prend aussi aux ploutocrates, défend les humbles, les exploités. L’antisémitisme est donc vu par certains comme une « étape » : sans le vouloir, les antisémites feraient « œuvre révolutionnaire ». Du reste, l’antisémitisme est un sujet à la mode, que l’on discute dans des revues d’avant-garde, qui passionne quelques intellectuels, mais qui laisse indifférents les courants guesdistes et allemanistes, et ne prend pas dans le monde du syndicalisme.
Avec l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme est désormais clairement identifié à l’extrême droite. L’antisémitisme n’est même plus considéré comme le « socialisme des imbéciles », mais comme l’ennemi, le masque de la réaction et du capitalisme chrétien. Il disparaît peu à peu du vocabulaire de la gauche. Pour l’essentiel, depuis le début du XXe siècle et jusqu’à nos jours, l’antisémitisme, à gauche, est l’apanage de groupements marginaux et anticonformistes – ainsi, les déçus du dreyfusisme après 1906, certains anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, la petite chapelle sorélienne et toutes les tendances refusant de jouer le jeu de la défense de la démocratie puis de l’antifascisme, assimilé à une duperie du capitalisme libéral. À l’inverse, analyse Michel Dreyfus, assumer l’héritage républicain préserve de l’antisémitisme. En témoignent Pelloutier à la Fédération nationale des Bourses, ou Jaurès chez les socialistes.
Avec la troisième phase – l’antisémitisme pacifiste des années 1930 –, la haine antijuive frappe pour la dernière fois au cœur de la gauche. Si durant près de quinze ans l’antisémitisme continue à être, de temps à autre, une arme de polémique employée par le Parti communiste contre la figure du chef de la SFIO Léon Blum, une sorte de croisement s’opère au moment du Front populaire. Dès 1934, les saillies antijuives disparaissent de la presse communiste, fidèle à la politique unitaire. À l’inverse, dans le climat passionnel de la fin des années 1930, la SFIO se divise. Autour de Paul Faure, toute une partie des socialistes, attachés à la tradition pacifiste, accusent Blum et son entourage de vouloir précipiter la France dans une guerre contre l’Allemagne par solidarité avec les juifs persécutés, réactivant ainsi le vieux mythe complotiste. L’antisémitisme éclate au grand jour lors de la débâcle et avec le suicide de la SFIO à Vichy en juillet 1940.
Au cours des quatrième et cinquième phases – marquées par le rapport à Israël et le négationnisme –, anticolonialisme et marxisme à courte vue entraînent des prises de position déplorables, mais toujours exceptionnelles, même si ce sont des groupuscules d’extrême-gauche qui couvent le négationnisme, de Rassinier (militant anarchiste) à la Vieille Taupe. Depuis la Libération, l’antisémitisme n’est plus envisageable dans les grandes formations de gauche. Et c’est en creux qu’il apparaît parfois. Ainsi l’occultation du rôle des juifs dans la résistance communiste par un PCF jouant à fond la carte du nationalisme dans les années 1940-1950, exaltant les vergers, le terroir, etc. Ou encore, toujours par les organisations communistes, l’occultation du caractère antisémite du procès de Prague (1948) puis du complot des « Blouses blanches » (1953). Mais, sous la férule de Staline, le PCF soutient le sionisme. De même, Israël n’a pas de meilleur ami que la SFIO des années 1950, au temps de Guy Mollet et du soutien au colonialisme. Pour l’essentiel, le PCF et le Parti socialiste ont maintenu la tradition de l’amitié à l’égard d’Israël, et l’antisémitisme « antisioniste » demeure rare à l’extrême-gauche.
Synthèse précieuse, L’Antisémitisme à gauche se limite cependant à l’étude des forces politiques nées de la révolution industrielle, ce mouvement ouvrier que Michel Dreyfus connaît bien, depuis ses travaux consacrés à la CGT ou au PCF. Le Parti radical, principale force électorale de la gauche sous la Troisième République, est ainsi exclu de l’analyse. Or l’on peut se demander si le parti de Mendès France et de Zay n’a pas été lui aussi affecté par les tendances pacifistes-antisémites qui ont divisé la SFIO dans les années 1930. De même, s’il souligne justement que l’antisémitisme est d’abord l’affaire de la droite, l’auteur ne tient peut-être pas assez compte de l’indétermination des étiquettes politiques avant l’affaire Dreyfus. Barrès peut se dire socialiste, et l’antisémite Drumont ne se range alors ni à droite ni à gauche. La période de l’Occupation souffre de la même simplification. Elle n’est pas traitée puisque, selon l’auteur, les socialistes devenus collaborateurs « rompent de façon définitive avec le camp de la gauche dont ils sont issus ». La réalité est plus complexe et sans doute plus intéressante. L’ambassadeur allemand Otto Abetz a une réelle prédilection pour les hommes de gauche – supposés plus malléables, car de tradition pacifiste et peu infectés par le nationalisme cocardier. Et c’est pour cette raison qu’une sensibilité socialiste a pu persister dans l’univers collaborationniste (ainsi, La France socialiste ou Germinal), jusqu’à développer, semble-t-il, un discours antisémite spécifique, lié à son héritage doctrinal.
Joly, Laurent. « Michel Dreyfus, L'antisémitisme à gauche. Histoire d'un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, rééd. augmentée 2011, 358p., ISBN 9782707169983 », Revue d’histoire moderne & contemporaine, vol. 58-4, no. 4, 2011, pp. 185-186.
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